CHAPITRE IX

Alerté, Yves s’éveilla de sa torpeur. Immédiatement conscient d’un mouvement et d’un bruit qui avaient pourtant l’irréalité d’un songe qui s’enfuit. Exténué, frère Elyas avait sombré dans un sommeil lourd, sans rêve, et respirait paisiblement. Le malade s’accrochait à une vie qui le torturait. Cette capacité de résistance, l’enfant la devina plutôt qu’il ne la perçut.

Il avait entendu quelque chose : un son humain. Le vent était tombé. Se dressant sur sa couche de foin, il tendit l’oreille et ne rencontra que le silence, ce silence de la campagne ensevelie sous la neige lorsque les hommes n’en viennent pas rompre le charme. Puis le bruit résonna dans le lointain ; le doute n’était plus possible. Un murmure, des bribes de paroles qui s’évanouirent aussitôt... quelques instants plus tard, les voix fusèrent de nouveau, agrémentées d’un son métallique – le claquement d’un harnais. Yves se leva avec précaution, pour ne pas déranger frère Elyas, et se dirigea à tâtons vers la porte de la cabane dans la demi-obscurité qui précédait l’aurore. Une pâleur lugubre baignait le désert de neige. La nuit s’achevait à peine, et pourtant des hommes s’agitaient dehors. Des cavaliers ! Le petit garçon ferma la porte derrière lui sans replacer la barre, et s’élança dans la bourrasque impatient de leur demander aide et assistance.

Plus bas sur la colline, derrière un hallier de buissons blancs, par-delà un bouquet d’arbres qui croulaient sous le givre, quelqu’un riait. De nouveau, des harnais tintèrent. Comme Yves l’avait espéré, ils venaient de Ludlow ou de Bromfield. De crainte qu’ils ne s’éloignent sans apercevoir la cabane, il dévala la pente à grand-peine, trébucha en cours de route et finit par atteindre un espace en partie dégagé par le vent. Il écarta les buissons, franchit les taillis et se fraya un chemin dans l’épaisseur du sous-bois, les vêtements déchiquetés par les branches basses. Les voix se rapprochaient : des inflexions sonores, brutales, encore indistinctes. Un homme entonna une chanson, un autre lui coupa la parole en proférant des propos grivois qui ne firent qu’accroître l’hilarité générale. Déconcerté, vaguement indigné, Yves jugea que les hommes d’armes ne semblaient guère inquiets du sort de ceux qu’ils voulaient sauver. Cependant, même s’il ne s’agissait pas des troupes de Hugh Beringar, quelle différence ? Ils n’en viendraient pas moins à son secours.

A mesure que ses yeux s’accoutumaient à la pénombre, il discernait mieux leurs mouvements à travers les arbres. Quand il parvint à découvert, leur cohorte serpentait devant lui, plus importante qu’il ne l’aurait cru : une douzaine d’hommes, accompagnés de trois chevaux et de quatre poneys de bât lourdement chargés dont les naseaux soufflaient une buée de nacre dans l’air glacé. En dépit de l’obscurité, Yves remarqua des épées, des haches et des arcs. Pourtant, ces hommes armés n’obéissaient pas à la même discipline que les troupes du shérif. Ils avançaient dans un joyeux désordre, escortés par des relents de fumée : reconnaissable entre toutes, une odeur de brûlé émanait d’eux par bouffées. Les poneys transportaient des sacs de grain, des outres et des ballots d’étoffes, ainsi que deux moutons égorgés.

Le coeur lui manqua. Il s’empressa de se tapir à couvert des arbres. Trop tard : ils l’avaient vu. L’un de ceux qui allaient à pied lança un cri de veneur, par dérision, et bondit dans le sous-bois pour l’intercepter. Un autre l’imita et bientôt les deux hommes, la face épanouie, étendirent les bras en travers de sa route. Une seconde plus tard, une demi-douzaine d’autres l’encerclaient. Il essaya de se faufiler le plus loin possible de la cabane, en sentant d’instinct qu’il ne fallait à aucun prix leur laisser soupçonner la présence de frère Elyas, mais un bras s’allongea devant lui sans effort, le saisit par le cordon de sa capuche et, lui empoignant une touffe de cheveux, le tira jusqu’à lui.

— Ben alors, glapit son assaillant en l’obligeant à lever le visage, où c’est qu’y s’rend à une heure pareille, ce p’tit oiseau d’nuit ?

Yves eut beau se débattre, il ne mit pas longtemps à comprendre que la lutte était vaine. Toutefois, comme la fierté lui interdisait de se plaindre, et plus encore d’implorer grâce, il se cabra sous l’étreinte et répondit de son air le plus digne :

— Lâchez-moi, vous m’arrachez les cheveux ! Je ne fais rien de mal.

— La nuit, les étourneaux risquent de s’faire tord’le cou, psalmodia un autre, illustrant la menace d’un geste de ses grosses mains sales. Surtout s’y picorent pas au bon endroit.

Le cavalier qui cheminait en tête du cortège s’était retourné. De loin, résonna une voix péremptoire :

— Quel gibier m’avez-vous capturé ? Amenez-le, que je le voie. Pas question de laisser traîner des espions qui retourneraient nous dénoncer en ville.

Ils le poussèrent vers le plus grand des trois chevaux. La robe claire du cheval apparaissait avec netteté alors que la silhouette du cavalier se profilait en ombre chinoise sur l’opacité du ciel. Lorsqu’il remua sur sa selle pour examiner son prisonnier, un rai de lumière joua sur les fibules d’une cotte de mailles, puis s’évanouit. L’inconnu n’était sans doute pas de haute stature, mais la largeur de sa carrure et sa crinière de lion, que complétait une barbe en broussaille, lui conféraient une apparence impressionnante. Il semblait ne faire qu’un avec sa monture, et ce centaure devenait d’autant plus inquiétant que son visage demeurait voilé par le contre-jour.

— Plus près, ordonna-t-il, agacé. Ici, à mon genou. Que je le voie mieux.

L’enfant sentit qu’on lui tirait les cheveux pour lui rejeter la tête en arrière. Arc-boutant son dos, il leva les yeux sans dire mot.

— Qui es-tu, petit ? Comment te nommes-tu ?

Ce n’était pas une voix de paysan, mais celle d’un homme habitué à commander.

— J’m’appelle Jehan, déclara Yves, soucieux de dissimuler ses intonations.

— Que fais-tu par ici, à cette heure ? Tu es seul ?

— Oui, messire. Mon père, y parque ses moutons là-haut, ajouta-t-il en désignant une colline opposée à la cabane. Hier, vu qu’y en a plusieurs qui s’sont perdus, on s’est levés d’bon matin pour les chercher. Le père, il est parti par là et y m’a envoyé ici. J’suis pas un espion, et d’abord qu’est-ce que j’pourrais espionner ? On a bien du tracas à cause des moutons, c’est tout.

— Ainsi, tu es berger ? Charmant petit pâtre, remarqua la voix sarcastique. Vêtu d’un beau drap fin qui a dû coûter une véritable fortune... Bon. Trêve de plaisanterie. Maintenant, respire bien à fond et réponds-moi. Pour la seconde fois, je te pose la question : qui es-tu ?

— Mais j’ai pas menti, messire ! J’suis Jehan, l’berger de Whitbache...

A l’ouest, dans les environs de la Corve, c’était le seul domaine dont le nom lui venait à l’esprit. Lorsque ces propos déclenchèrent un nouvel accès de fou rire, Yves n’en saisit pas la raison mais son sang se figea quand il entendit ricaner l’inconnu. Vexé d’avoir peur, il crispa la mâchoire et fit face au visage invisible :

— Vous n’avez aucun droit de m’interroger alors que je n’ai rien à me reprocher. Dites à cet homme de me lâcher.

Impassible, la voix trancha.

— Montrez-moi le petit jouet qu’il porte à son ceinturon. J’ai envie d’admirer les armes avec lesquelles nos braves bergers égorgent les loups cette année.

On écarta les pans de son manteau et la dague apparut. Une main avide s’en empara sur-le-champ et la brandit devant l’inconnu.

— Ainsi, la mode est aux dagues d’argent ciselé, observa-t-il. Ravissant !

Il tourna la tête : le ciel s’éclaircissait vers l’est.

— Nous n’avons pas le temps de nous attarder ici pour lui délier la langue, reprit-il, et puis je commence à avoir froid. Emmenez-le ! Et vivant ! Amusez-vous un peu si vous voulez, mais ne l’abîmez pas trop. Il vaut sûrement son pesant d’or.

Sur ces mots, il s’élança au galop, imité par les deux autres cavaliers. A la merci de ses subalternes, Yves n’avait aucun moyen de s’échapper : du moment qu’on lui accordait une telle valeur, trois hommes se chargèrent de le surveiller. Lui débouclant son ceinturon, ils lui en ligotèrent les bras, au-dessus des coudes, et comme le ceinturon se révéla trop large, ils le serrèrent à l’en étouffer. Ensuite, ils lui attachèrent les poignets avec un lacet, paume contre paume, sur le devant, puis ils lui passèrent un noeud coulant autour du cou en fixant l’extrémité de la corde à la selle du dernier poney. S’il se débattait, le noeud l’étranglerait. Impossible de ralentir, impossible d’accélérer, car il ne pouvait pas lever les poignets assez haut pour tenter de desserrer le lien. De même, inutile de simuler une chute : ses ravisseurs le ramasseraient. Certes, ils le conduiraient vivant à leur maître, mais, dans l’intervalle, ils comptaient sans doute user et abuser de son autorisation : on allait s’amuser.

Quand il essaya d’insérer un pli de son manteau à l’intérieur du noeud coulant, ils abaissèrent l’encolure sur ses épaules ; quelqu’un lui administra une taloche sur l’oreille, accompagnée d’un éclat de rire, en tirant plus fort sur le lien. A cet instant, Yves se souvint que le col du manteau recouvrait la broche qui l’agrafait : une très ancienne fibule, à la mode saxonne, munie d’un formidable ardillon. C’était la seule arme qu’il possédait à présent et, par chance, les hommes ne l’avaient pas découverte.

— Maintenant, t’as plus qu’à t’envoler, blanc-bec ! s’écria celui qui l’avait capturé, hoquetant de rire. Mais t’as pas intérêt à oublier que tu n’iras pas loin dans le ciel. On t’a rogné les ailes.

D’un signe, il enjoignit aux autres de se remettre en marche. Partagé entre l’épuisement, la terreur et la rage, Yves demeura sur place dans une sorte d’hébétude, si bien que la corde le suffoqua d’une secousse. Reprenant son souffle à grand-peine, il s’élança à leur suite. Une houle de rire le récompensa.

Cependant, il ne tarda pas à pressentir que leur petit jeu pouvait tourner à son avantage, car le poids du butin alourdissait tellement les poneys qu’il n’éprouvait aucune difficulté à respecter leur allure. Au début, il prit soin de tomber, de se rattraper, puis de courir maladroitement, afin de déchaîner leurs railleries, ce qui lui permit de s’accoutumer au pas du poney. Deux gros sacs de grain cahotaient sur ses flancs, ainsi que, vers la croupe, deux outres en peau de chèvre probablement remplies de vin, surmontées d’ustensiles de cuisine et d’une pile de tissus. Chaque fois qu’Yves se rapprochait du poney, sa joue frôlait l’une des outres ; l’amoncellement des paquets le cachait aux ravisseurs qui marchaient devant. Les accidents de terrain entravant leur progression, ils négligèrent bientôt de le surveiller.

Protégé par l’entassement des ballots, il leva les poignets le plus haut possible, en quête de la fibule. Fébriles, ses mains heurtèrent enfin le métal et actionnèrent l’ardillon. Ses bras le faisaient souffrir et ses doigts s’engourdissaient. Sans faiblir, néanmoins, il commença à détacher la broche, affolé à l’idée qu’elle puisse glisser entre ses doigts. S’il arrivait à baisser les bras sans la lâcher, jusqu’à ce que le sang se remette à circuler dans ses veines, il saurait la manipuler.

La pointe de l’ardillon s’était libérée et la fibule ronde faillit lui échapper. Quand il crispa désespérément les mains, l’épingle lui perça une phalange. Malgré la douleur, il abaissa les bras, l’épingle toujours fichée dans son doigt, et sentit la circulation se rétablir. Du sang suintait autour de la plaie mais il tenait toujours le précieux objet. Quelques minutes plus tard, il osa enfin faire rouler la fibule entre ses paumes, frottant ses doigts contre le métal jusqu’à ce qu’ils recouvrent leur souplesse.

L’outre pleine tanguait contre sa joue. Râpée, usée, flasque, la peau de chèvre résistait malgré tout ; il lui fallut un moment pour y fixer le bout de l’épingle, car l’outre se balançait au gré de la marche. L’ayant calée d’un coup d’épaule, il introduisit l’ardillon.

Lorsqu’il la retira, un flot sombre jaillit sous ses mains. Fou de joie, il vit une flaque rouge sang se répandre soudain à ses pieds sur la neige. Après ce premier jet, le trou se rétracta, mais le poids du liquide l’empêcha de se refermer et un mince filet de vin continua de gicler dans le sillage du poney. Yves sut qu’il avait réussi. La neige n’absorberait pas les traces puisque le gel allait les solidifier au fur et à mesure. Et comme le vin ne s’égouttait que par quantités infimes, la réserve allait durer d’autant plus longtemps. A tout hasard, afin d’accentuer les traces, Yves décida de presser l’outre de temps en temps.

L’aube grise se muait en une brume blanchâtre qui abolissait les distances. Dans le froid, quelques oiseaux affamés battaient vainement des ailes. Les maraudeurs avaient calculé l’instant de leur retour de façon à regagner leur repaire avant le jour. S’ils n’étaient plus loin, songea Yves, la disparition d’un peu de vin passerait pour un simple accident.

Ils gravissaient les collines depuis un bon moment. Le sommet désolé de Titterstone Clee se découpait à l’horizon. Déjà, ils aiguillonnaient les poneys, pressés de retrouver chaleur et nourriture, un abri vers lequel, malgré le brouillard, ils se dirigeaient sans hésiter.

L’enfant parvint à enfouir la fibule dans l’ourlet de sa cotte, ce qui libéra ses mains ; il s’empara alors de la corde, qui l’étouffait depuis qu’il avait ralenti l’allure, et s’y agrippa. On ne devait plus être loin.

Dans ce désert de brume où se diluaient les contours, le regard ne rencontrait qu’une pente ascendante. Brusquement, des arbustes les enserrèrent, puis on devina des rochers. Ensuite, dans une zone à ciel ouvert, surgit une haute palissade que perçait un portail étroit : dominant le tout, s’élevait la forme trapue et sombre d’une tour. Des guetteurs attendaient sur place : le portail s’entrebâilla dès leur arrivée.

A l’intérieur, la palissade était bordée d’appentis où s’activaient nombre de gens. Un bâtiment tout en longueur s’étendait au pied de la tour. Yves entendit s’agiter des boeufs et bêler des moutons. La totalité des constructions était en bois, d’un aspect récent. Non seulement les pillards disposaient d’une forteresse secrète inexpugnable, mais ils pouvaient en sortir sans crainte : ils avaient le nombre pour eux.

A l’instant de franchir le portail, l’enfant eut la présence d’esprit de faire glisser la corde loin de l’outre de vin, puis il trébucha ostensiblement pour bien marquer sa fatigue. Comme il avait cessé d’en extraire le liquide dès qu’il avait distingué la palissade, l’outre ne répandait plus que deux ou trois gouttes lorsque le convoi s’immobilisa dans la cour. Une outre qui fuyait n’éveillerait pas les soupçons. Par bonheur, l’un de ses ravisseurs détacha le garçon du poney et l’empoigna sans ménagement avant qu’on eût remarqué l’incident.

On le traîna sur des marches et il pénétra dans le logis principal, où régnait une chaleur étouffante ; un brouhaha de voix résonnait dans une atmosphère enfumée. Des torches brûlaient à bonne distance des cloisons de bois. Au centre de la pièce, un âtre de pierre abritait un grand feu. Une vingtaine de voix s’entremêlaient, bruyantes, joyeuses. Peu de meubles dans ce décor : quelques bancs de bois, des plateaux sur des rondins et des tréteaux. Plusieurs têtes se tournèrent, narquoises, à l’entrée du jeune prisonnier.

A l’extrémité de la pièce, on avait installé un dais à hauteur d’homme, encadré de torchères et de tapisseries. Des chaises sculptées entouraient une table jonchée de victuailles, de hanaps de vin et de pichets de bière. Trois hommes y siégeaient. Saisissant Yves par le collet, on le hissa sans cérémonie pour le projeter aux pieds de l’homme qui trônait au bout de la table. Il faillit s’écrouler face contre terre mais il se retint avec ses mains, toujours ligotées, et, à genoux, s’efforça de reprendre haleine.

— Messire, voici votre berger sain et sauf, selon vos instructions. On décharge les bêtes, tout s’est bien passé. Pas âme qui vive en cours de route.

Rassemblant tout son courage, Yves se releva, les genoux flageolants, et respira profondément pour cesser de trembler avant de dévisager le chef de bande.

Dans le demi-jour, le cavalier lui avait paru immense. A présent, adossé à son siège d’apparat, il était de taille moyenne mais d’une carrure massive. Dans le genre barbare, il répondait aux critères les plus exigeants. La lueur des flambeaux faisait ressortir son apparence léonine ; sa crinière bouclée et sa barbe en broussaille tiraient sur le roux, de même que ses yeux perçants, bordés de paupières lourdes ; il rétrécissait les pupilles comme un félin. Tranchant sur l’or sombre de sa barbe, ses lèvres pleines s’ourlaient d’une moue de dédain. En silence, il toisa Yves des pieds à la tête ; l’enfant lui rendit vaillamment son regard, sans un mot, plutôt par prudence que par crainte. La suite se révélerait peut-être pire que ce qu’il avait vécu. Au moins, après le succès de leur expédition, parmi ses hommes qui festoyaient à la gloire de leur butin, le lion semblait-il de bonne humeur. Si son sourire exprimait une indéniable ironie, ce n’en était pas moins un sourire.

— Détachez-le, ordonna-t-il.

On dénoua le ceinturon qui entravait les bras du petit garçon, puis le lacet qui lui liait les poignets. Il frotta ses bras engourdis pour y rétablir la circulation, sans quitter des yeux la face léonine, et attendit. Quelques acolytes s’étaient groupés derrière lui pour profiter du spectacle.

— Tu as avalé ta langue en chemin ? questionna le lion sur un ton affable.

— Que non point, messire. Je peux fort bien m’exprimer quand j’ai quelque chose à dire.

— Dans ce cas, il serait judicieux de trouver quelque chose à me répondre, et sur-le-champ. Quelque chose de plus vraisemblable que la fable que tu m’as racontée dans le hallier.

Faute de deviner si l’effronterie risquait de lui attirer des ennuis ou si la peur était meilleure conseillère, Yves rétorqua tout de go :

— J’ai faim, messire. Vous conviendrez que c’est une réponse sincère. Et, puisque nous sommes entre gentilshommes, je me permets de croire que vous ne laissez pas vos invités mourir d’inanition.

Secouant la barbe rousse, un rugissement de rire retentit d’un bout à l’autre de la pièce.

— Et moi, je me permets de considérer cette phrase comme un aveu. Un gentilhomme, dis-tu ? Continue et tu gagneras ton déjeuner. Alors, on ne cherche plus les brebis égarées ? Qui es-tu ?

Si on s’opposait de front à cet homme, il obtiendrait gain de cause par tous les moyens. Yves perdit un temps précieux à réfléchir et eut un avant-goût de ce que son opiniâtreté pouvait lui coûter : un bras puissant lui saisit l’avant-bras et le tordit avec désinvolture. Projeté sur le sol, il tressaillit de douleur. De l’autre main, l’homme lui tira les cheveux et le contraignit à se tourner vers lui. Le lion ne s’était pas départi de son sourire.

— Quand je pose une question, il vaut mieux me répondre. Qui es-tu ?

— Laissez-moi me relever et je vous le dirai, riposta Yves entre ses dents.

— Parle d’abord, sale gamin, et tu te relèveras peut-être. Il se peut même que j’assure ta pitance. Tu es sans doute l’un de ces prétentieux petits noblaillons, l’un de ces coquelets de basse-cour qui se pavanent en prenant de grands airs, mais je te signale que les petits coqs qui piaillent trop fort achèvent sous le couteau du fermier une existence sans panache et hélas trop brève...

Yves s’étira afin d’atténuer sa souffrance, respira à fond, affermit sa voix, puis capitula. Ce n’était pas le moment de s’entêter dans un héroïsme stupide.

— Je m’appelle Yves Hugonin et je suis de sang noble.

Les mains le relâchèrent. L’homme se cala un peu plus contre le dossier de son siège. Il n’avait pas changé de visage, il n’avait montré aucune irritation ; la colère n’entrait pas dans son caractère, qui se distinguait par sa froideur, cette froideur des fauves qui ne ressentent pas plus de pitié que d’animosité envers leurs victimes.

— Un Hugonin ? Et que faisais-tu là-bas, Yves Hugonin, tout seul, à l’aube, et par ce froid ?

— J’essayais d’atteindre la route de Ludlow.

Yves se remit debout et secoua ses cheveux emmêlés, décidé à naviguer entre le vrai et le faux.

— Je faisais mes études chez les moines de Worcester, poursuivit-il. Lors de la bataille, ils m’ont envoyé hors de la ville pour me mettre à l’abri. J’étais avec d’autres, nous voulions nous réfugier en lieu sûr, mais la tempête de neige nous a séparés. Des paysans m’ont recueilli, après quoi je me suis dirigé vers Ludlow, du mieux que je pouvais.

Il espéra que le récit sonnait juste. Surtout, il ne fallait pas inventer de détails : Yves se souvenait trop bien du fou rire qu’il avait provoqué en mentionnant le domaine de Whitbache et se demandait encore la raison de cette hilarité.

— Où as-tu dormi cette nuit ? Pas à la belle étoile, tout de même ?

— Dans une cabane en plein champ. Je comptais arriver à Ludlow avant la nuit, mais la neige m’a surpris et je me suis perdu. Quand les rafales se sont calmées, je suis sorti, ajouta-t-il pour éluder les questions. C’est alors que je vous ai entendus. Je pensais vous demander de l’aide.

L’homme parut méditer ces propos, souriant avec une ironie totalement dénuée de cordialité.

— Te voici donc parmi nous, bien à l’abri sous un bon toit et auprès d’un bon feu ; et puis, tu auras de quoi te rassasier si tu te conduis raisonnablement. Il faudra payer le prix de ta pension, cela va de soi. Hugonin ! Et Worcester... Es-tu le fils de ce Geoffrey Hugonin qui est mort il y a quelques années ? Autant que je me rappelle, la plupart de ses terres se situent dans ce comté.

— Je suis son fils. Et son héritier, si Dieu me prête vie.

— Oh ! nous ne devrions pas rencontrer de difficulté pour qu’on nous rembourse nos frais... Qui est le tuteur de Votre Seigneurie, à présent ? Au fait, comment ce triste sire a-t-il pu laisser errer en plein hiver une pauvre petite créature sans défense ?

— Il rentrait à peine de Terre sainte et n’était pas au courant. Tout le monde vous le dira, il se trouve à Gloucester parmi les partisans de l’impératrice.

Le lion balaya cette nouvelle d’un geste indifférent. Il n’appartenait à aucun camp et n’avait cure des considérations politiques : il ne connaissait que son propre parti et seule la rançon l’intéressait.

— Il se nomme Laurence d’Angers, reprit Yves. C’est le frère de ma mère.

Le nom fut accueilli avec satisfaction.

— Il saura se montrer généreux si on me ramène auprès de lui, ajouta l’enfant.

— Tu es sûr ? ironisa le lion. Vois-tu, mon cher petit, les oncles ne se montrent pas toujours désireux de racheter des neveux qui hériteront un jour d’une immense propriété. D’aucuns préfèrent ne pas les récupérer du tout, de façon à hériter eux-mêmes.

— Ce n’est pas lui qui héritera à ma place, objecta Yves. J’ai une soeur. Et elle, elle n’est pas entre vos mains.

Le coeur serré, il songea qu’il ignorait où elle s’était rendue ; peut-être se débattait-elle dans une situation aussi périlleuse que la sienne. Néanmoins, il garda contenance et affirma :

— Mon oncle est un homme d’honneur. Il acquittera loyalement ma rançon. S’il me retrouve vivant et indemne, précisa-t-il, non sans emphase.

— Oh ! complet jusqu’au dernier cheveu, répliqua le lion, badin. Du moins s’il y met le prix.

Il fil signe à l’un de ses comparses qui se tenait derrière lui.

— Je te le confie. Donne-lui à manger, emmène-le se réchauffer devant le feu, mais s’il te glisse entre les doigts, tu m’en répondras sur ta vie. Quand il aura fini son repas, boucle-le dans la tour. Il vaut beaucoup plus cher que toutes les petites babioles que nous avons rapportées de Whitbache.

 

Frère Elyas s’éveilla d’un sommeil sans rêve et réintégra le cauchemar de la réalité. Le jour s’était levé ; de pâles rais de lumière s’infiltraient dans la cabane. Le moine était seul. Pourtant, il se souvenait que quelqu’un lui avait tenu compagnie durant la nuit : un jeune garçon qui avait dormi dans le foin en le réchauffant de sa présence. L’enfant lui manquait ; dans le blizzard, ils s’étaient entraidés, réconfortés, ils avaient l’un pour l’autre adouci les rigueurs de l’hiver. Frère Elyas aurait voulu s’assurer qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux ; lui-même n’était qu’un proscrit, un banni, mais le garçon était pur, innocent, il avait le droit de vivre, comme tous les enfants, sans subir les conséquences des péchés, des folies et des crimes des adultes.

Elyas entrebâilla la porte. Sous l’auvent, les rafales avaient déblayé la neige. Il discerna des empreintes brouillées par une chute de poudreuse. Les pas descendaient vers la droite. Plus loin, quelqu’un s’était frayé un chemin dans un fourré en direction du bouquet d’arbres.

Au-delà des arbres, un sentier croisait une piste qui montait vers l’est. Des chevaux avaient emprunté ce passage, ainsi que des hommes à pied ; plusieurs, sans doute. Ils étaient venus de l’ouest. Avaient-ils emmené l’enfant ? Ses empreintes avaient disparu, mais sans doute avait-il dévalé la pente pour se joindre à leur cortège.

Dans ce rêve éveillé où la douleur et le froid n’avaient pas leur place, seule subsistait l’image de l’enfant. Les pieds nus dans ses sandales, frère Elyas s’orienta vers l’est en se fiant aux traces.

Comme les inconnus avaient aplani la route, il n’était pas retardé par les accidents de terrain. Ce sentier tout en méandres semblait plus ancien que les autres, destinés à former des raccourcis. Elyas avait parcouru quelque trois cents pas lorsqu’il aperçut la première flaque rouge se détachant sur le sol blanc.

Quelqu’un avait répandu son sang. Un chapelet couleur de rubis s’égrenait à partir de la flaque ; puis, plus loin, une seconde flaque. Dans la brume de l’aurore, les taches rouges scintillaient, gelées à même la neige. Goutte après goutte, un itinéraire ponctué de sang... Si le jeune garçon avait été enlevé et blessé, un homme réduit au désespoir pouvait bien offrir sa vie pour le sauver.

Désormais, insensible à la fatigue, à la souffrance et à la peur, frère Elyas s’enfonça, les pieds nus, au coeur de l’hiver, en quête de l’enfant qui l’avait réchauffé cette nuit.

La vierge dans la glace
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